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MSO/MSAP ou l’art raffiné de fabriquer des coupables

Il faut rendre justice à la CNAM : elle a inventé une méthode imparable pour avoir toujours raison.
Vous prenez une moyenne, vous la transformez en norme, et vous accusez ceux qui s’en écartent. Résultat : il y aura toujours des coupables. C’est simple élégant, implacable.

C’est aussi parfaitement absurde.

La vitrine ? La rigueur affichée côté PowerPoint

Sur ses slides, la CNAM déploie une méthodologie qui respire la science et la modernité en alignant les variables comme des perles : revenu médian du quartier, chômage, diplôme, APL, âge, sexe des patients. Tout y est … Enfin presque.

À la fin, le praticien reçoit son chiffre magique : le nombre d’arrêts « qu’il aurait dû » prescrire, s’il avait pratiqué « comme ses confrères ». Et s’il s’écarte trop ? Convocation, MSO, MSAP.

La promesse est belle et censée être « robuste » : objectiver les pratiques, cibler les atypiques, « faire évoluer les comportements ».

En vitrine, ça brille, tout semble carré. Mais la vitrine cache des biais gros comme des camions.

La « comparabilité » ou l’art d’ignorer le réel

On ajuste, nous dit-on, sur l’âge, le sexe, les ALD (hors cancer, allez comprendre…), l’APL et les indices socio-éco. Sur le papier, c’est « fin ». Dans la vraie vie, c’est aveugle.

  • Rien sur les métiers, leurs dos cassés, leurs horaires de nuit.
  • Rien sur la santé mentale, pourtant première cause des arrêts longs.
  • Rien sur l’intérim, la précarité de l’emploi, l’instabilité contractuelle

Deux quartiers au même revenu médian : l’un peuplé d’infirmières en horaires décalés, l’autre d’enseignants du secondaire. Même revenu, vies radicalement différentes. Pour l’algorithme, ce sont des jumeaux. Pour le médecin, deux planètes et une absurdité.

On appelle ça un biais écologique. Moi, j’appelle ça du déni organisé.

La science à trous béants façon CNAM

Lorsqu’on commence à faire des comparaisons multivariées à partir de scores composites, eux-mêmes redressés par d’autres scores composites, dans des territoires où il n’y a parfois qu’un seul médecin comme c’est le cas dans certains déserts médicaux, on entre sur un terrain méthodologiquement très glissant.

Scientifiquement, la validité de telles analyses repose sur des conditions de taille d’échantillon et de stabilité statistique qui ne sont probablement pas remplies ici.

Lorsqu’un seul ou très peu de praticiens exercent dans une zone, toute mesure devient extrêmement sensible aux fluctuations individuelles, rendant les comparaisons peu fiables.

Le recours à des indicateurs composites, censés synthétiser des réalités complexes comme la fragilité socio-économique, l’accessibilité médicale ou les profils de patientèle, ajoute une couche d’opacité statistique susceptible de masquer de fortes hétérogénéités locales.

En redressant ces scores par d’autres agrégats eux-mêmes issus d’environnements très différents, on prend le risque de produire des artefacts d’analyse, où les conclusions paraissent rigoureuses mais reposent en réalité sur des bases fragiles.

Comparer un médecin isolé à un groupe de confrères dits « comparables », sur la base de moyennes régionales ou nationales, sans tenir compte du contexte local réel, relève du biais écologique. C’est projeter des moyennes de groupe sur des situations individuelles qui ne partagent pas nécessairement les mêmes contraintes.

Au final, cette approche peut conduire à des jugements erronés, en particulier si elle alimente des décisions de pilotage, de ciblage ou de sanction, alors même que les écarts constatés peuvent s’expliquer par des dynamiques locales que les modèles statistiques ne captent pas.

La CNAM revendique une approche « robuste », fondée sur des comparaisons statistiques fines, mais ne fournit pas les éléments de base permettant d’en juger : pas d’écart-type, pas d’intervalles de confiance, pas de taille d’échantillon explicitée, pas de puissance statistique mentionnée. Or, dans tout travail scientifique digne de ce nom, ces éléments sont indispensables pour évaluer la fiabilité des résultats.

Un étudiant de master ou de doctorat qui remettrait un travail quantitatif sans ces indicateurs serait très probablement recalé, ou à tout le moins sommé de revoir sa méthodologie.

Que la CNAM s’en dispense, tout en s’appuyant sur ces données pour produire des profils de médecins et potentiellement enclencher des procédures à fort impact professionnel, pose un vrai problème d’éthique scientifique et de transparence.

Cela va à l’encontre des standards généralement exigés dans tout contexte d’évaluation rigoureuse. C’est d’autant plus préoccupant que les données ne servent pas ici à tester une hypothèse académique, mais à justifier des mesures concrètes, potentiellement coercitives.

Il y a donc un double standard manifeste : ce qui serait jugé inacceptable dans un mémoire ou une revue scientifique semble ici accepté comme fondement d’une politique publique. Et c’est précisément cette dissymétrie entre l’apparence de rigueur et l’absence de garanties méthodologiques minimales  qui doit être posée publiquement.

 

Le suspect par construction

Le médecin est suspect s’il est dans les 10 % supérieurs. Ou s’il prescrit « deux fois plus ». Des seuils sortis du chapeau, sans autre justification.
En statistique, il y a toujours des extrêmes, une dispersion. La CNAM les transforme en coupables.
L’écart naturel devient une faute. L’algorithme a toujours faim, il trouve toujours ses victimes.

Les médecins ciblés par MSO/MSAP sont contraints de réduire leurs prescriptions.
Résultat : les pratiques ne s’alignent pas sur la pertinence médicale, mais sur la peur de l’algorithme.
C’est un cercle vicieux : l’indicateur crée la norme, et la norme aligne les comportements, au détriment des patients.

Quand la douleur se coche dans un tableur

Cerise sur le PowerPoint le dispositif s’enfonce dans l’absurde quand on regarde ce qui est pris en compte… ou pas. En effet les arrêts pour cancer sont exclus du ciblage, mais pas ceux pour Parkinson, Charcot, sclérose en plaques, troubles bipolaires.
Depuis quand hiérarchise-t-on la souffrance au gré des colonnes Excel ? Comme si certaines souffrances comptaient plus que d’autres.
Les médecins soignent des vies. L’administration distribue des priorités et trie des cases.

La médecine quantique des institutions

Les contradictions deviennent presque drôles.

  • Pour la CNAM, 54 % des arrêts longs sont injustifiés → il faut les mettre en invalidité.
  • Pour la Cour des comptes, le taux d’invalidité est trop élevé → il faut en mettre moins.

Donc : un patient est à la fois trop longtemps en arrêt et trop vite en invalidité. Schrödinger appliqué à la médecine générale.

Le seul succès : comptable

La CNAM jubile : 160 millions d’euros d’économies en un an et demi. Mais sur la santé réelle des patients, silence radio. Et pourtant, chacun le constate : l’état de santé des patients se dégrade et le nombre de pathologies chroniques ne cesse d’augmenter.
Et un constat : depuis dix ans, le nombre de généralistes baisse. Mais le nombre de « suspects » reste stable, voire augmente.
Moins de médecins, mais toujours autant de coupables. Voilà le vrai tour de magie.

Demain, la médecine par quotas

La suite est déjà programmée : objectifs obligatoires, périmètre élargi (arrêts, transports, soins dentaires, chirurgie), baisse imposée de 20 à 30 %. Et la menace qui plane sur les médecins de la mise en place de la MSO qu’on ne pourra plus refuser, même au prix d’une MSAP. La Cour des Comptes réclame cette évolution, certains députés la soutiennent. Et la CNAM la verrait d’un bon œil et l’a indiqué dans le rapport Charges et Produits 2024.

Le rapport de la Cour des Comptes mentionne le bilan de la campagne 2024 : 964 médecins ciblés, 416 MSO et 201 MSAP « seulement » Ce qui montre bien que refuser la MSO est le plus sûr moyen d’arrêter les procédures, la CNAM n’ayant pas les moyens de mettre tout le monde sous MSAP.

Après la médecine fondée sur les preuves, voici la médecine fondée sur les quotas.
Après le médecin traitant place au médecin sanctionnable… sous perfusion d’Excel.

Conclusion

Derrière le vernis scientifique, une seule logique : réduire la dépense.
On a repeint la suspicion aux couleurs de la statistique. On a mis du PowerPoint sur du contrôle.
Mais qu’on ne s’y trompe pas : ce n’est pas de l’épidémiologie, c’est de la comptabilité punitive.

Et non, un médecin n’est pas un suspect par défaut.
Et non, une souffrance ne se range pas dans une case.