Histoire d’un simple (petit) généraliste de campagne
2002 :
29 ans, je passe ma thèse.
2002-2004 :
J’effectue des remplacements sur toute la France. Remplacements réguliers à F… en remplacement du Dr M…, le reste à la campagne. Mon choix est fait: je m’installe à la campagne. Cela convient mieux à mon mode de vie.
2004 :
Je fais une création en ouvrant un cabinet à L… . Seul, comme cela se fait le plus souvent à cette époque.
Je débute avec 2 patients par jour. Très rapidement, je vois 20-25 patients / jour. Je fais tout tout seul : téléphone, administration, compta… mais avec 25 patients au quotidien, c’est facilement gérable.
2006 :
On y est, des confrères ferment leur cabinet sans trouver de successeur…
Très rapidement, mes journées à 25 patients se transforment en 35-40.
Je continue à gérer tout seul. La tête dans le guidon, je ne prends pas le temps de réfléchir pour sortir de l’ornière.
Parfois l’hiver, je vois jusqu’à 50 patients par jour. Le soir, je ne me souviens même plus des patients que j’ai vus.
Le téléphone sonne tout le temps, je ne dors plus… je rêve téléphone la nuit.
Heureusement, les gardes ne sont plus obligatoires. Ca tombe bien, sur notre secteur, nous n’étions plus que 5 à les assumer… les autres ont arrêté leur activité ou sont dispensés pour raison de santé.
2014 :
Je me casse la jambe. Plusieurs semaines d’arrêt forcé. La meilleure chose qui me soit arrivée : je prends le temps de réfléchir. Non, je ne recommencerai pas tout seul à L… . Je m’associe avec 2 confrères Généralistes à V… et une dentiste. C’est à 7 km de mon précédent cabinet, les patients suivent. Nous avons 2 secrétaires… le bonheur. Je ne fais plus que des consultations. Au final, avec toutes les charges, je gagne moins bien ma vie, mais ce n’est pas grave. C’est nécessaire.
Cependant, je sais que je n’ai pas d’avenir : mes associés sont bien plus âgés que moi….
Janvier 2022 :
Toujours à V….
Tous les cabinets autour de nous ferment les uns après les autres.
Finalement, sur le secteur, depuis 2004, une seule consoeur a pu partir à la retraite avec un successeur, à E…
Je regarde autour de moi: sur le secteur nous ne sommes que 2 généralistes à avoir moins de 60 ans.
Tous les jours, nous avons des demandes de nouveaux patients. Ça me fait mal au cœur, mais je ne peux pas les recevoir. On ne peut pas faire qualité et quantité….
Février 2022 :
Ce que je craignais et attendais depuis le début arrive: notre dentiste de 71 ans tombe malade, et ne reviendra plus… Nous mettons des annonces pour trouver un successeur: dentiste, sage femme,
médecin… peu importe… aucun contact.
Et puis, il faut payer les charges, les secrétaires etc… Nous étions 4, nous ne sommes plus que 3: cela fait un trou de 40000 euros dans la caisse. A 25 euros la consultation (tarif bloqué depuis 7 ans), ça fait du boulot. Il va falloir travailler plus pour gagner moins. C’est con, c’est en ce moment que j’ai le plus besoin d’argent, mes 3 enfants font ou vont débuter leurs études.
Printemps 2022 :
Le président de la FHF se présente aux législatives dans notre circonscription. Je connais ses idées et il ne tarde pas à remettre le couvert: les libéraux ne travaillent pas assez. Ils n’ont que 1000
patients dans leur patientèle… D’où vient ce chiffre??? J’ai 1800 patients, mes 2 associés en ont plus de 2000. A nous 3, dans le cabinet, nous avons 6500 patients. Bon, c’est vrai, avec un petit effort
et moins de fainéantise, je pourrais en avoir plus de 2000. Mais je ne suis pas comme mes collègues, je bosse de 8h00-8h30 à 19h-19h30… Je ne veux pas faire comme les copains, je ne veux pas finir après 22h.
Mais, je suis d’accord avec mon candidat, je suis fainéant et profite du système.
Pourtant, il va bien falloir que je travaille plus, mon candidat veut que je refasse des gardes. Après 11 h de boulot par jour, il va falloir travailler la nuit à nouveau et recommencer le lendemain matin. Mes
confrères sont ravis, ils ont tous plus de 60 ans, ils vont regoûter aux nuits blanches entre 2 journées de travail.
Rentrée 2022 :
Mon nouveau député a pris ses fonctions.
Je l’ai déjà croisé, à L…, en novembre 2020. A l’époque, il était maire de F… et président de la FHF. Je lui avais expliqué que j’étais plus inquiet de la démographie médicale que du Covid, et que cela ne me semblait pas judicieux de décourager le peu de médecins généralistes encore en poste dans nos
campagnes par des sorties médiatiques que je trouvais contre productives…
Il est vrai, ce n’était pas le lieu, l’ancien prof d’histoire de mes enfants venait de se faire lâchement assassiner…
Bon, il quitte la FHF à la fin du mois : il va défendre l’ensemble des professionnels de santé et non plus seulement la médecine hospitalière…
Hélas… Voilà que maintenant, nous faisons des actes inutiles…comme si j’avais le temps de faire des actes inutiles….et puis, les gardes ne sont toujours pas obligatoires !!!
Peu importe: ma décision est prise. J’ai 49 ans. Après 18 ans d’installation, je vais déplaquer fin 2022 ou début 2023… Après tout, j’ai plein d’opportunités.
Je vais abandonner 1800 patients. De toute façon, si je reste, je vais avoir 6500 patients à gérer tout seul, mes 2 associés sont proches de la retraite… Même en bossant 24h/24 comme le veut mon député, je ne pourrai pas voir tout le monde…
On nous dit de travailler en groupe… Peut être est ce valable dans les agglomérations, mais que faisons nous de nos patients dans les campagnes reculées?? Si je reste, le groupe… ce sera moi tout seul…
Monsieur,
Je n’ai pas de conseils à vous donner, mais venez visiter les cabinets situés dans les villages du sud de votre circonscription, vous verrez que la réalité n’est pas forcément celle de F… (ceci est valable non pas seulement dans votre circonscription mais sur tout le territoire français)…
Et vous n’irez pas visiter mon cabinet… GAME OVER !!!