Il est des moments où l’on se demande si l’Assurance maladie ne s’est pas donné pour mission d’explorer un nouveau registre artistique : la tragédie burlesque.
Dans sa deuxième « grande campagne de MSO des arrêts de travail » de l’année, la CNAM semble avoir trouvé l’équilibre rare entre Kafka, Feydeau et un manuel de statistiques mal digéré.
Le pitch ?
Repérer les médecins “hors norme”.
La norme n’étant jamais définie, sauf après-coup, et surtout jamais corrigée.
Les médecins ciblés sont convoqués à un entretien “confraternel”, formule délicate pour dire : « Nous savons que vous faites bien votre travail… mais nous aimerions que vous le fassiez moins. »
Ainsi s’ouvre l’Acte I : La Danse des Injonctions Paradoxales, ou comment demander simultanément deux choses incompatibles sans jamais rougir.
- Vos arrêts sont justifiés → MAIS faites-en moins.
- N’acceptez plus de nouveaux patients MT → MAIS prenez ceux qui n’en ont pas et augmentez votre patientèle
- Ne faites pas d’arrêt à ceux hors patientèle → MAIS participez au SAS
- Mettez en invalidité → MAIS l’invalidité, c’est notre job.
- Faites faire les arrêts par les spécialistes → MAIS le second recours n’est plus disponible
- Faites un message sécurisé au service médical lorsque vous faites des arrêts longs → MAIS les patients ne sont plus convoqués, c’est juste pour vous justifier si plus tard il y a des MSO
On appelle cela la cohérence inversée : plus c’est contradictoire, plus c’est appliqué.
Acte II : Le Profil du Coupable idéal
Passons à nos chiffres.
Car oui, nous avons osé regarder ce que la CNAM ne semble pas vouloir voir.
Le portrait-robot des médecins ciblés ?
Un tableau qui prêterait à sourire… s’il ne serrait pas autant la gorge.
- 71 % sont des consœurs (la fraude est donc un phénomène genré, paraît-il).
- 40 % ont plus de patients C2S que la moyenne régionale (donc moins d’arrêts “injustifiés”, en théorie).
- 34 % ont été beaucoup remplacés (ce qui en langage humain se traduit par : surcharge, maladie, épuisement, bref… la vraie vie). Dans ce théâtre administratif, le remplaçant joue la scène… mais c’est le titulaire qui reçoit les huées et porte l’ADN du délit.
- Plus d’ALD, plus de précarité, plus de cas lourds.
Bref : les médecins ciblés sont ceux qui assument le « sale boulot ».
Vous en vouliez de la fraude ? Vous obtenez… de la solidarité.
Ironie ultime :
Les algorithmes, s’ils avaient un trait d’esprit, diraient :
« Ce médecin prescrit trop d’arrêts… parce qu’il soigne trop de gens qui en ont besoin. »
Mais les algorithmes n’ont pas d’esprit. Ils ont des seuils.
Et ils ont des sanctions.
Acte III : Le Grand Renversement
La CNAM nous explique qu’elle traque la fraude.
Et finit par désigner comme suspects :
- ceux qui prennent les patients les plus précaires,
- ceux qui accueillent les plus malades,
- ceux qui n’éjectent pas les nouveaux venus à la porte,
- ceux qui tiennent à bout de bras la médecine sociale, la vraie, celle de terrain, la rugueuse.
Bref : La MSO ne détecte pas la fraude. Elle détecte l’engagement.
Et c’est là que la pièce bascule du comique au tragique.
Parce qu’en ciblant les médecins les plus sociaux,
ceux qui s’accrochent,
ceux qui compensent les manques du système,
ceux qui rattrapent la misère au vol…
… on finit par sanctionner précisément ceux qui empêchent ce système de s’effondrer.
Épilogue : la morale de l’histoire
Dans toute tragédie antique, il y a une morale :
« L’hubris entraîne la chute. »
Ici, l’hubris, c’est de croire qu’on peut réguler la médecine avec un tableur.
Qu’on peut comprendre l’humain via une moyenne régionale.
Qu’on peut mesurer la détresse économique par percentile.
Qu’on peut découper la complexité en colonnes vertes et rouges.
Et qu’on peut demander aux médecins de faire moins pour ceux qui ont déjà le moins.
La FMF le dit calmement, mais fermement :
Un système qui sanctionne l’attention finit toujours par encourager l’indifférence.
Il serait temps d’interrompre la pièce avant que le public, médecins et patients, ne quitte définitivement la salle.