Le secteur I est-il inflationniste ?

Pourquoi les médecins libéraux français travaillent-ils 54 heures par semaine en moyenne ? et font-ils des consultations de seulement 18 mn en moyenne ? dans un pays où la durée légale du travail est de 35 h, où les jeunes médecins aspirent à travailler moins et mieux, en passant plus de temps à chaque consultation, quand en plus on sait que travailler plus de 10h par jour plus de 50 jours par an augmente de 30% le risque d’AVC ?

Tout simplement l’entreprise médicale libérale, en secteur I, n’est pas viable autrement. Tout est fait pour que les médecins ne puissent pas travailler « à mi-temps ».

Les honoraires sont artificiellement maintenus bas, même et surtout quand on les rapporte au coût de la vie du pays, comme le montre cette infographie des assurances April

Si les honoraires sont faibles, il faut forcément travailler plus pour gagner sa vie. Les médecins n’ont pas tous une fortune personnelle !

Au prix d’horaires de travail importants, les médecins libéraux français se maintiennent dans la moyenne européenne des revenus, avec, d’après l’OCDE, un revenu triple du revenu moyen de tous les Français. Mais pour un horaire hebdomadaire de 54% supérieur ! Si on rapportait à 35 heures hebdomadaires, ça ne ferait plus que 1,94 fois ce revenu moyen, pour un niveau d’étude correspondant à un doctorat d’État et des responsabilités écrasantes.

Et ne parlons même pas du fait que les honoraires, depuis des années, ne sont JAMAIS indexés, ne serait-ce que sur l’inflation. Les revalorisations arrachées à chaque négociation conventionnelle sont plus ou moins rapidement annulées par l’inflation … quand il y a des revalorisations ! Rappelons que l’IK (indemnité kilométrique) est bloquée à 0,61 € depuis plus de 20 ans, que les tarifs de la CCAM évoluent à la vitesse d’un escargot anémique, et que le point d’indice ROSP, qui est le même que le point d’indice ACI MSP, est figé à 7 € depuis ses débuts …

La ROSP devait normalement favoriser la qualité du travail médical ; en réalité elle est beaucoup trop centrée sur les items médico-économiques qui intéressent la CNAM. Elle est de plus strictement proportionnée à la taille de la patientèle, donc incite à augmenter sa file active, donc à travailler plus. De plus les effets de seuils défavorisent encore plus les médecins à petite activité : certains items sont neutralisés faute d’avoir le nombre de patients suffisants (on le voit bien avec les items de la ROSP pédiatrique pour lesquels de nombreux médecins ne touchent rien, faute d’avoir suffisamment de patients de moins de 2 ans ou d’asthmatiques de moins de 16 ans par exemple) ou d’avoir prescrit assez de boites d’une classe thérapeutique dans l’année. 

Surtout que rien ne vient valoriser l’expérience des praticiens, que ce soit l’expérience de l’ancienneté ou la formation, formation continue organisée ou DU ou DIU, qui se fait au détriment du temps personnel, de la vie familiale, du temps de travail ; la formation des médecins en France repose sur la déontologie personnelle de chacun et cet effort de formation n’est absolument pas reconnu.

Quant au Forfait Structure, s’il est lui plus égalitaire puisque forfaitisé, il nécessite le plus souvent des investissements important préalables qui font fondre son intérêt et reportent ses bénéfices éventuels à plusieurs mois après ces investissements, si toutefois le médecin remplit bien toutes les cases du socle de base obligatoire.

Les charges sont proportionnellement plus importantes pour les petites activités. Le loyer d’un cabinet est le même, que vous travailliez 20, 30, 40 ou 50 heures par semaine, de même que l’abonnement EDF, l’assurance du local, l’assurance Responsabilité Civile Professionnelle, l’AGA, les honoraires du comptable, le matériel, le logiciel de gestion du cabinet, etc…

Les médecins libéraux ont aussi ces dernières années subi de plein fouet l’obligation de mise aux normes d’accessibilité handicapé, qui a entraîné de coûteux travaux d’aménagement, sans aucune possibilité de récupération sur des honoraires fixés par la Convention.

Il en est de même pour les charges sociales : pour l’URSSAF les cotisations URPS ou FAF PM sont forfaitaires (mais par contre il est vrai que la cotisation CAF est réduite pour les petits BNC) ; pour la CARMF les cotisations du régime de base sont multipliées par 4,4 pour la tranche de BNC en-dessous de 1 Plafond annuel de la SS (environ 40000 €) et les choses resteront en l’état dans le futur régime universel de retraite : 28% de cotisation entre 0 et 1 PASS contre 13% de 1 à 3 PASS ! Dans le régime actuel, l’ASV est très majoritairement forfaitaire à 1691 € par an, plus une toute petite part proportionnelle au BNC. La cotisation obligatoire au Conseil de l’Ordre ne fait pas non plus exception : même tarif pour tous.

Les médecins débutants dans l’exercice libéral, formatés par l’hôpital à des semaines de 70 heures voire plus, payées à un tarif qui ferait normalement honte à n’importe quel directeur des ressources humaines, s’engouffrent malheurement souvent dans ce piège où les semaines ne semblent finalement pas si longues, et la rémunération bien supérieure. Ils ne font qu’entrer dans une spirale infernale, mais l’accumulation des charges fait rapidement disparaître cette illusion, en particulier quand arrivent les rappels d’URSSAF et de CARMF de la 3ème année d’installation, et les majorations d’imposition consécutives à l’augmentation des revenus. Ce qui pousse les médecins à travailler encore plus pour pouvoir faire face. Sans vraiment que ce soit probant : les revenus des généralistes stagnent malgré les augmentations de la Convention 2016. Ils ont même baissé en 2018 …

La CNAM fait de son côté tout ce qu’elle peut pour faire travailler plus les médecins libéraux. La récente mise en place des assistants ne relève pas d’une autre logique, puisque la prise en charge partielle de leur salaire est liée au respect d’objectifs chiffrés précis d’augmentation de la patientèle. De quelque côté qu’on le prenne, plus de patients, c’est plus de travail, même si la CNAM assure que ce n’est pas plus de temps de travail ni de charge mentale pour les médecins. C’est alors moins de temps auprès de chaque patient, avec le risque d’erreur qui en découle. La délégation n’est pas une panacée, et une fois encore elle a un coût, donc oblige à augmenter ses revenus … donc à travailler plus.

Tout ceci explique que fatalement de nombreux médecins se retrouvent plus ou moins rapidement en situation de burn-out, d’autant plus que l’arrêt de travail est très compliqué pour un médecin, du fait de l’énorme délai de carence de 90 jours avant de toucher des Indemnités journalières de plus notoirement insuffisantes, ne serait-ce que pour faire face aux charges fixes d’un cabinet médical. Même pour bénéficier de leur indemnisation normale de congé maternité, les médecins éprouvent aussi les pires difficultés !

La tentation du salariat est donc grande : on voit périodiquement des annonces pour des postes « 35 heures, 8000 € ». La réalité est malheureusement parfois décevante, les 35 heures ne sont qu’indicatives, les 8000 € sont bruts, les congés payés se prennent par roulements, les employeurs essaient d’ajouter des contraintes de rendement … les Centres de Santé n’arrivent donc pas à recruter non plus et voient leur finances plonger dans le rouge malgré les subventions municipales, comme récemment celui de L’Huisserie, au sud de Laval (Mayenne), déficitaire de 100000 €, la commune ayant prévu une équipe de 5 médecins à au moins 25 actes par jour, alors qu’ils ne sont finalement que … deux !

Les autres possibilités sont :

  • soit de rester ad libitum remplaçant, ce qui supprime les charges liées au cabinet, permet de se ménager relativement facilement des périodes de repos, et simplifie la comptabilité … mais prive le médecin de la relation privilégiée qu’il peut nouer avec sa patentèle au fil du suivi, souvent sur plusieurs générations ;
  • ou soit de s’installer comme collaborateur libéral : les charges sont alors proportionnelles au chiffre d’affaire puis les reversions de collaboration sont le plus souvent calculées comme un pourcentage fixe du CA. Mais ce statut est très défavorable au médecin qui prend un collaborateur, puisque ces reversions de collaboration sont comptées pour sa part comme des gains divers. Ce serait pourtant un bon moyen d’augmenter facilement l’activité d’un cabinet !

Pourtant l’augmentation pure et simple des médecins n’est pas forcément inflationniste. Le Québec, face à une situation démographique catastrophique, l’a tentée, et a vu ses médecins réduire leur temps de travail, réduisant ainsi d’autant l’addition finale pour les Québécois.

Il est peut-être temps pour arrêter l’hémorragie et la désertification d’explorer des voies simples, et d’oublier la coercition qui ne peut qu’aboutir au résultat inverse de celui escompté.

Des médecins tout simplement mieux payés, sans recours à des solutions alambiquées, chronophages et incompréhensibles, c’est : 

  • la possibilité de récupérer les 25% de diplômés qui s’évanouissent dans la nature et n’exerceront jamais la médecine ;
  • la possibilité pour les médecins de travailler moins, mais mieux, en passant plus de temps auprès de chaque patient pour de la médecine plus « sur mesure », plus de prévention et d’éducation, moins de prescriptions, et donc au final pas plus de dépenses ;
  • des médecins moins fatigués, donc plus efficients, et à nouveau heureux dans leur travail ;
  • des relations enfin apaisées avec les caisses. 

Alors qu’attendons-nous pour essayer cette voie, plutôt que de rester dans la spirale infernale du « toujours plus » … de travail, de stress, d’obligations, de fatigue, de suicides, mais sûrement pas de satisfaction ni d’épanouissement professionnel.