« L’incontournable mutation » – Réponse au Pr Vallancien

Vue par un vieux médecin généraliste — pas encore tout à fait obsolète

« Il me semble qu’autrefois, quand quelqu’un était malade, il appelait son médecin.
Aujourd’hui, il ouvre une application, coche quelques cases, passe par un protocole, une interface, un aiguillage algorithmique.
Et s’il est chanceux, il obtiendra, après validation automatisée, un rendez-vous dans une “Cité Santé”. Un mardi. À 11 h 40. Dans 28 jours. »

À lire l’article du Pr Vallencien, on comprend que le problème principal de notre système de santé… c’est nous.

Nous, les généralistes.
Ces médecins de proximité, un peu cabossés, un peu désuets.
Ceux qui osent encore examiner avant d’orienter, réfléchir avant de télétransmettre.
Ceux qui pensent que le soin commence par une poignée de main, un regard, parfois un silence.

Mais tout ça est devenu encombrant. Lent. Imprécis. Pas assez “pilotable”.

Il faut, selon lui, “sortir du schéma plaçant le généraliste comme seul capable de poser un diagnostic”.
Et il a peut-être raison : une IA, un kiné, une sage-femme ou un pharmacien, bien protocolisés, peuvent faire le tri.
Après tout, qui a besoin d’un médecin pour entendre une douleur, déceler une angoisse, accompagner un deuil qui finit par peser sur les épaules ou le dos ?

Moi, je croyais, avec une certaine naïveté sans doute, qu’accompagner un patient dans la durée, éviter des hospitalisations, comprendre les non-dits, parler à ses proches… c’était encore utile.

Mais on m’explique aujourd’hui que tout cela n’est pas “pertinent”.

Il faut des actes mesurables.
Des demi-journées fléchées.
Des algorithmes d’efficience.
De la prévisibilité. De la traçabilité.
Pas de la nuance.

Je lis aussi qu’il faudrait “supprimer le paiement à l’acte”, “évaluer chaque professionnel annuellement”, “responsabiliser les patients”.
Ça fait beaucoup de contrôle pour un monde qu’on prétend fluidifier….

Et cette idée splendide : transformer les hôpitaux en “Cités santé”, avec piscine, salle de sport et lieux de vie partagés.
Peut-être y ajoutera-t-on un food truck à quinoa ou une playlist de musique d’ambiance ?
Parce qu’on soigne mieux en ambiance tamisée non ?

Alors oui, peut-être que je suis vieux.
Comme Philippe Noiret, je remarque que les trains partent plus tôt qu’avant, que les escaliers sont devenus plus raides, et que la médecine a changé de quai sans prévenir.

Mais voyez-vous, dans mon cabinet, un peu défraîchi, mais vivant, il y a encore des gens qui viennent me parler.
Pas d’un symptôme, non.
D’une fatigue. D’une douleur. D’un chagrin. D’un corps qui hésite.
Et qui repartent un peu plus droit parce qu’on a pris le temps de comprendre.

Et ce jour-là, je me dis que je ne suis pas complètement inutile.

Peut-être même que je suis encore un peu médecin. Et même, pardonnez l’insistance, un médecin généraliste.

Et si, au fond, ce système allait un peu de travers, non pas à cause de moi, mais de ceux qui veulent tout modéliser… y compris le soin.

On finira peut-être par me dire que ce que je fais n’est pas rentable.
Pas moderne. Pas reproductible.
Pas pertinent.

Mais tant qu’on me laisse un coin de table, deux chaises, et quelques êtres humains face à moi, je continuerai.

À écouter.
À douter.
À soigner.

Jusqu’au bout.
Même si je ne figure plus dans la chaîne.