Lettre ouverte à Eric Favereau

Monsieur, Ne sachant pas quelles études vous avez suivies pour parvenir à écrire l’éditorial de ce qui est (ou a été) un grand journal, je ne me permettrais pas de juger votre article mais sachez qu’il n’obéit pas à certaines règles que devrait suivre un journaliste indépendant et épris de diffuser la bonne information dans un article. Il devrait d’une part vérifier ses affirmations et exposer ses sources, et de l’autre, faire la part des choses, à charge et à décharge avant de tirer ses conclusions. Votre article dévie de ces règles en particulier quand vous soutenez, comme beaucoup de politiciens ou de journalistes sous influence qui ne prennent pas la peine de vérifier leurs écrits ni d’en mesurer la portée, qu’il n’est pas « obscène de réguler les lieux d’installation des futurs médecins, alors que les infirmières, les pharmaciens, les enseignants le font » puisque les « études des médecins ont été payées par la collectivité ». Tout d’abord, que savez-vous du prix des études médicales et sur quelles sources vous appuyez-vous pour affirmer qui les paie? Et n’avez-vous pas oublié de rappeler que les médecins libéraux ne sont ni des fonctionnaires ni des commerçants ? En commençant leurs études, les pharmaciens savent déjà que le choix du lieu d’implantation de leur commerce est réglementé, et les enseignants et les infirmières d’hôpital savent qu’ils auront le statut de fonctionnaires. Les étudiants en médecine savent qu’aujourd’hui, en tant que médecins de ville, ils seront libéraux donc indépendants, sans aucun des avantages du commerce (pas de revente de pas-de –porte ou de clientèle) ni de la fonction publique (tout en constatant hélas que les inconvénients du libéral actuel ne sont plus compensés par un tarif réglementé par la convention au plus bas de l’échelle européenne, avec des contraintes des administrations et des tutelles de plus en plus prégnantes). Si l’état veut régir leur installation, il doit anticiper ces mesures de réglementation et l’étudiant doit savoir avant de choisir son cursus d’études médicales s’il exercera en tant que fonctionnaire, commerçant, ou profession indépendante. Ensuite, que savez-vous de ces études de médecine que vous allez l’air de trouver si coûteuses pour la société pour les reprocher à ceux qui s’engagent dans cette voie ? Avez-vous la moindre idée des difficultés personnelles à la fois intellectuelles, physiques, émotionnelles et financières qu’elles représentent pour celui qu’elles construisent si lentement ? Avez-vous songé aux sacrifices faits par ces jeunes qui se lancent dans cette aventure à 17 ou 18 ans ? Ni à ceux faits par leur famille qui les soutient moralement et financièrement durant près de 10 ans ? Ne pensez-vous donc pas que ces études soient quelque peu utiles pour notre société et que ceux qui deviennent enfin Docteurs en médecine aient le droit de ne pas être malmenés et quelque peu respectés par certains qui ont moins de compétences et de responsabilités qu’eux dans leur exercice quotidien? Croyez-vous qu’un diplôme de Docteur en médecine s’obtient par hasard comme en grattant un ticket de jeu ou en ouvrant une pochette-surprise ? Que faisiez-vous entre 17 et 27 ans, Monsieur ? Si vous avez fait des études, vous les reproche-t-on sans cesse dans les médias ou dans votre petit monde journalistique ? Vous laissez-vous dénigrer dans l’engagement que vous avez mis à construire votre métier ? Avez-vous, vous aussi, laissé de côté tous les plaisirs qui émaillent la prime jeunesse pour bosser jour et nuit un concours réputé comme l’un des plus difficiles et des plus sélectifs ? Une fois votre concours en poche, si vous en avez passé un, avez-vous été confronté pluri quotidiennement dans vos études, au sortir de votre adolescence, à la maladie, la déchéance physique, la mort, la misère humaine, la violence, la détresse, à toute cette souffrance à laquelle l’étudiant en médecine doit s’habituer pour apprendre l’empathie et s’endurcir sans perdre ses qualités d’être humain? Aviez-vous déjà compris à 20 ans l’intensité de la vie et toute sa fragilité ? Avez-vous déjà pleuré et souffert comme tout apprenti médecin dans un couloir d’hôpital pour ces êtres que vous ne connaissiez pas quelques jours avant mais dont vous avez eu la charge pendant leur hospitalisation, qui vous ont raconté leur vie en quelques mots, dont vous avez perçu la soif de continuer à vivre mais compris que celle-ci serait bientôt finie rien qu’en posant les mains sur leur abdomen gonflé d’ascite ou jeté un coup d’œil sur leur radio truffée de métastases? Avez-vous déjà ressenti la vanité de votre pouvoir quand on vous apprend que votre patient a été descendu cette nuit à la morgue alors que vous pensiez pouvoir le soulager par votre savoir scientifique tout neuf ? Aviez-vous déjà pris conscience à 20 ans l’inégalité des chances et l’injustice du sort, pis encore quand il s’agit d’enfants ? Venez, Monsieur, avec tous ceux qui soutiennent vos idées préconçues, constater vous-mêmes ce qu’apportent les internes à l’hôpital et conclure en définitive que cela devrait peut-être être l’hôpital qui devrait payer davantage pour remercier ses internes de lui donner sans compter leur jeunesse, leurs compétences, leur assiduité, leur courage, leur talent. Venez comprendre que l’hôpital s’écroulerait sans les internes, venez constater que les patients ont besoin de leurs médecins. Passez avec l’un ou l’une de ces internes ne serait-ce qu’une seule de leurs semaines habituelles de 60 heures, restez debout comme lui plus de plus 12 heures d’affilée, et relevez-vous aussi la nuit si vous avez eu la chance de pouvoir vous étendre quelques instants, gardez votre cerveau en fonctionnement optimal pour prendre à chaque instant la meilleure décision, apprenez à laisser vos émotions ne pas prendre le pas sur le geste technique à effectuer ou sur les paroles éclairantes à dire. Osez venir affronter les cris de souffrance ou les regards angoissés, les silences de la douleur ou ses violences, supporter les odeurs de vomi ou d’excréments, voir le sang couler, les chairs découpées, les visages défigurés, les membres en bouillie…. Et essayez de penser ce que vous auriez ressenti si vous aviez subi cela à vingt ans, à cette époque où la majeure partie de vos amis s’amuse et profite de la beauté de leur jeunesse … Peut-être même vous surprendrez-vous à éprouver un certain soulagement en vous rendant avec votre interne dans cette salle de garde dont les fresques décriées comme à Clermont-Ferrand choquent la pudibonderie de certains personnages politiques et peut-être prendrez-vous conscience du défouloir qu’elles doivent représenter dans l’apprentissage de la misère du corps humain que ces tout jeunes médecins vivent à chaque moment. Mieux, vous vivrez peut-être un des tonus d’internes, qui sert aussi d’exutoire, de dérision, de carapace, et au fond d’outil pour banaliser la maladie et la mort et désacraliser la toute-puissance humaine devant l’issue fatidique que chaque médecin doit apprendre à affronter avec philosophie pour aider ses futurs patients . Peut-être alors comprendrez-vous que l’exercice d’une médecine de qualité ne peut s’apprendre que lentement et courageusement, qu’elle nécessite une force intérieure personnelle et des codes spéciaux, que la médecine ne se contente pas que de données techniques, scientifiques et statistiques, qu’elle est un art qui conjugue aussi la philosophie, la psychologie et la communication, qu’elle requiert de l’empathie, de l’intuition, des qualités altruistes, de l’abnégation et du courage, qu’elle nécessite à la fois du recul et de l’anticipation, une grande adaptabilité, des facultés de décisions rapides ou plus réfléchies qui peuvent donner la vie ou la mort, des responsabilités de chaque instant qui peuvent faire basculer la vie du patient comme celle du médecin. Vous aurez peut-être ainsi réalisé que chaque médecin est un médecin différent de son confrère par le parcours qu’il a tracé pendant ses études et dans son exercice, que sa propre expérience lui permet de soigner certains patients qui font échec à d’autres et inversement, et que cela tombe bien puisque chaque être humain est différent mais a le droit, dans une société solidaire et juste, d’être écouté et soigné par qui lui convient le mieux. Vous devrez vous résoudre à comprendre pourquoi le médecin doit rester libre et indépendant de ces décisions devant son malade, que le serment d’Hippocrate que vous aurez relu avec l’interne que vous aurez suivi durant une semaine, n’est pas un protocole de thésard prétentieux et vain, ou de caste corporatiste décidée à préserver ses propres intérêts ou exercer son pouvoir pour son propre compte. Peut-être défendrez-vous alors ce code de déontologie qui honore les médecins et le Conseil de l’Ordre qui est censé le protéger contre ceux qui en souhaitent la disparition à des fins lucratives ou marchandes. Vous comprendrez enfin peut-être que l’exercice de la médecine ne rentre pas forcément dans des cases statistiques ou comptables, et que si vous contraignez les médecins de ce pays en leur imposant de perdre leur indépendance et leur diversité dans un système de santé formaté et déshumanisé, vous ferez perdre l’essence même de leur mission singulière au service du patient, vous nierez le sens des valeurs humaines, et gommerez en France, d’un coup de loi mal explorée, appuyée par des médias peu lucides, la richesse et la réputation d’une des médecines des plus compétentes par la qualité des études, des plus humaines par le parcours que se forge chaque médecin au fil des patients rencontrés, et des plus inventives et innovantes connues au monde. J’espère, Monsieur, qu’après la lecture attentive que je vous remercie d’avoir prêtée à cette lettre, à défaut du parcours initiatique que je vous souhaite de vivre prochainement auprès d’un médecin, dans sa tâche au plus près d’êtres humains à la souffrance bien réelle, vous aurez acquis le savoir nécessaire pour ne plus laisser semer dans l’esprit de vos lecteurs et dans la société française, l’idée que tout médecin est redevable à la société du prix de ces études mais qu’au contraire, vous apprécierez à sa juste valeur le prix que tout médecin a bien voulu payer de sa personne par l’abnégation de sa jeunesse et de son insouciance dans son apprentissage et ensuite dans l’exercice d’un métier de dévouement qui l’implique personnellement bien plus que celui d’un journaliste dans son bureau, si vous me permettez d’exprimer mon humble avis. Je vous prie d’agréer, Monsieur, l’expression de mes salutations respectueuses