(Ou comment remercier ceux qui savent effacer sans bruit une profession essentielle)
Je vous écris pour vous remercier d’avoir réussi ce que personne n’osait imaginer : faire fondre la part des médecins généralistes dans les comptes de la santé, sans le dire, sans bruit, mais avec une régularité d’horloger.
En 2019, nous représentions 4,8 % de la Consommation de Soins et Biens Médicaux (CSBM). En 2024, 4,2 %. Une glissade maîtrisée, presque artistique, d’un demi-point en cinq ans.
Il faut reconnaître le mérite d’une telle constance : à l’heure où tout augmente, les dépenses, les charges, la demande, la démographie médicale inversée, vous êtes parvenus à faire baisser notre poids économique. Peu y seraient arrivés. Bravo.
Il faut vous féliciter d’avoir su orchestrer cette lente disparition avec autant de délicatesse. Pas de choc brutal, non : juste une douce érosion, un effacement progressif, suffisamment lent pour que chacun finisse par trouver cela normal.
Année après année, les milliards s’ajoutent à la CSBM, mais pas à nous. L’hôpital, lui, s’arrondit (de 74 à 93 milliards, tout de même !), la pharmacie prospère, les dispositifs médicaux se multiplient. Et pendant ce temps, les généralistes gagnent à peine 0,8 milliard en cinq ans. Un exploit comptable (c’est suffisamment rare pour le souligner).
Ma gratitude vient aussi de la leçon de philosophie que vous nous offrez. Vous démontrez avec brio que l’essentiel n’a pas besoin d’être financé pour exister. Qu’une profession peut porter à bout de bras le système de soins, absorber les urgences, la prévention, la coordination, la santé mentale, la précarité, les déserts médicaux, tout cela pour 4 % des dépenses de l’assurance maladie
Vous nous enseignez l’art d’être indispensables sans être visibles, d’être au cœur du système tout en restant à la marge de son budget.
Un modèle d’abnégation que même les moines copistes du Moyen Âge auraient trouvé excessif.
Je tiens également à saluer votre sens de la symétrie.
Car pendant que notre part dégringole, celle de la bureaucratie sanitaire s’épanouit. Les lignes budgétaires poussent comme des herbes folles : missions, agences, programmes, “pactes de solidarité territoriale”, observatoires, plateformes numériques…
Chaque nouvelle réforme, chaque sigle, chaque comité de suivi a son financement.
Nous, nous avons notre vocation. C’est moins cher.
Je me permets enfin d’exprimer ma reconnaissance pour la pédagogie implicite de votre politique. Grâce à vous, nous avons compris que “reconnaissance” ne signifie pas “rémunération”.
Que “revalorisation” est un mot qui se conjugue surtout dans les communiqués de presse.
Et que “médecine de premier recours” veut dire, littéralement, en langage budgétaire “priorité de dernier rang”.
Je n’oublie pas non plus l’effort de communication : vous dites vouloir “redonner sens à la médecine générale”, “renforcer la première ligne”, “miser sur la coordination des soins”.
Et vous le prouvez chaque année, en réduisant la place budgétaire de ceux qui la font vivre. Une cohérence d’une rare pureté.
Je ne doute pas que, d’ici quelques années, vous atteindrez enfin l’objectif implicite de cette trajectoire descendante : une médecine générale légère, éthérée, presque spirituelle, libérée du poids matériel de la rémunération.
Un modèle idéal : invisible dans les comptes, inaudible dans les décisions, mais indispensable sur le terrain.
Veuillez croire, à qui de droit, en l’expression de ma gratitude ironique pour cette lente disparition menée avec méthode, rigueur et froideur comptable.
Si un jour l’hôpital venait à manquer de patients, la CNAM de données et la DREES de graphiques, rassurez-vous : nous, les généralistes, serons encore là pour soigner le système.
