Chez ces gens-là, on ne soigne plus.
On coche.
On trace.
On vend des soins comme on vend des forfaits illimités.
T’as mal ? T’as une app pour ça.
Tu respires trop vite ? Ton bracelet t’envoie une notification.
Mais personne ne te demande si tu vis seul, si tu pleures la nuit, si tu tiens encore debout.
On appelle ça progrès.
Moi j’appelle ça abandon.
On dit au patient qu’il est libre.
Mais il est juste seul, face à ses courbes, à ses taux, à ses applis.
Il devient le trader de sa santé.
Il diversifie : magnésium, jeûne intermittent, sport connecté.
On l’optimise : un peu de chimie, un peu de nature, un peu de spiritualité.
Mais s’il tombe ?
Personne ne rattrape.
Il croyait être acteur.
Il est juste le seul spectateur de sa chute.
Alors, pour tenir, on lui vend autre chose :
du calme.
de la paix intérieure.
des mantras.
des respirations carrées pour oublier qu’il suffoque.
On ne lui dit plus de changer le monde.
On lui dit de mieux l’accepter.
De méditer sur son stress plutôt que de le dénoncer.
D’ouvrir son chakra plutôt que sa bouche.
D’harmoniser son corps au lieu de questionner le système.
Le développement personnel comme chaîne dorée.
La pleine conscience comme camisole douce.
Régule-toi, aligne-toi, et surtout : reste tranquille.
On appelle ça empowerment.
Mais c’est de la gestion de flux.
On appelle autonomie ce qui n’est que délégation cruelle :
tu veux vivre longtemps ? Gère-toi.
Et toi, soignant, t’es devenu prestataire.
On te demande d’aller vite, de coder propre, de facturer juste.
T’es plus un soignant, t’es une variable d’ajustement.
Tu ralentis la chaîne ? Tu déranges le système.
Et au fond, ce qu’ils veulent, c’est un monde où il n’y a plus besoin de toi.
Un monde où les gens s’autodéclarent stables,
où les données font foi,
où les émotions sont des bugs,
et le soin un abonnement mensuel.
Donnez tout votre potentiel
Jusqu’à vous brûler les ailes
Tel un os à sucer jusqu’à la moelle.
Un monde sans regard.
Sans doute.
Sans lien.
Mais nous, on sait encore ce que c’est que soigner.
C’est pas prescrire.
C’est pas prévenir.
C’est rester quand ça déborde.
Ça, aucune app ni technocrate ne le fait.
Et c’est pour ça que l’on résiste