Du piment dans la sauce ?

Certaines décisions sont incontestablement stratégiques, et lorsqu’elles vont dans le mauvais sens, on ne peut que le regretter. Encore faut-il savoir ce que l’on souhaite vraiment :

Si l’on souhaite qu’il y ait des débats et des controverses, il faut aussi tolérer les gens qui les animent, sinon, il n’y a plus de débat. Et lorsqu’il n’y a plus de débat, non seulement les idées ne progressent pas, mais la dictature n’est plus très loin. Nous reprocher de débattre, c’est quelque part nous reprocher notre diversité. Nous reprocher nos propos sur Internet, fussent- ils parfois vifs et animés, c’est nous reprocher de laisser s’exprimer nos diversités, c’est nous reprocher de ne pas être totalitaires ! Rechercher systématiquement le consensus, la norme, le « référentiel » pour aller vers des attitudes « standard » censées être applicables, à tous, partout, et par tous sans discussion possible, me semble excessivement dangereux.

Certains sont allergiques au piment, d’autres ne l’aiment pas, doit-on pour autant en priver ceux qui l’apprécient, et ne proposer pour le buffet que de la nourriture plate et uniforme ? Et, sous le prétexte que tout le monde s’est précipité pour en consommer avec une combativité digne d’éloges, en conclure que la nourriture proposée convenait, que tout est bien ainsi, et que notre métier se porte bien ?

Respecter les autres, c’est aussi respecter la diversité de chacun.

« Liberté, Egalité, Fraternité » si ces trois mots qui ornent le fronton de nos mairies sont dans cet ordre là, ce n’est pas par hasard. Chaque fois que l’on rogne une liberté au nom d’une égalité mal comprise, je suis inquiet. Chaque fois que l’on donne raison à quelqu’un qui s’offusque qu’on puisse être encore libre de ses propos, on fait un pas en arrière.

Le jour où nous n’aurons plus de liberté, il n’y aura plus personne pour s’en plaindre, car ceux qui auraient été susceptibles de le faire n’auront plus cette liberté.

Tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, il n’y aura que Candide pour s’en étonner, les autres ne diront rien et souffriront en silence, mais personne n’en saura rien. Il se peut même qu’ils ne souffrent pas, car lorsqu’on ne connaît pas la liberté, on ne peut pas savoir qu’elle existe, on prend l’ombre des choses pour les choses elles-mêmes, c’est le mythe de la caverne de Platon.

Alors « Cultivons notre jardin » ! (Voltaire – Candide)

Dans notre système de santé futur, il n’y aura donc que des médecins heureux. On écoutera avec complaisance quelque vieillard cacochyme raconter qu’autrefois, une médecine libérale existait, où le médecin était libre de ses choix, libre de ses investissements, libre de son installation, libre de ses prescriptions, libre de ses honoraires, avec des patients libres du choix de leur praticien.

D’ailleurs auront-ils seulement le temps d’écouter les vieux, nos jeunes médecins heureux serviteurs d’une médecine moderne ? On sera passé de l’artisanat à la manufacture, puis à l’industrie, il ne restera plus qu’à appliquer des référentiels et suivre des modes d’emploi : Après un nécessaire travail de standardisation, on peut maintenant, sans que cela paraisse absurde envisager une taylorisation du travail avec un médecin qui interroge, un second qui examine, un troisième qui réalise l’exploration fonctionnelle, un quatrième qui rédige l’ordonnance et le courrier. Puis un comité de médecins réputés savants décide du protocole thérapeutique, et ce sont encore d’autres techniciens qui interviendront pour sa réalisation. On n’aura plus besoin que le chirurgien soit un médecin, il suffira qu’il sache réaliser correctement un acte technique. Pour certaines tâches, l’homme pourra même être avantageusement remplacé par une machine.

Le fameux « colloque singulier » qui faisait tout l’intérêt humain de notre exercice, et qui, dans l’intimité d’un cabinet médical, situait la relation médecin-malade dans une relation personnelle de confiance, n’existera plus. Et comme nos jeunes ne l’auront pas connu, l’idée même qu’une telle relation puisse exister leur sera étrangère, alors qu’elle est primordiale dans tout acte de soin.

Nos cabinets sont par avance condamnés, alors, à quoi bon ruer dans les brancards et se battre pour tenter de sauver ce qu’il reste d’humanité dans notre exercice, puisqu’il est nié jusqu’à un très haut niveau, et que cette négation se retrouve même au sein de nos discussions ?

Car c’est cette recherche inconditionnelle du consensus mou qui va nous perdre, c’est elle qui constitue une négation de notre humanité, car la diversité est humaine, et l’uniformisation qui nie la différence débouche inévitablement sur une société inhumaine. Les grands classiques de la science fiction l’ont bien montré : « Le meilleur des mondes » , « Un bonheur insoutenable », et surtout « 1984 » de Georges Orwell, remarquablement visionnaire, et hélas encore terriblement d’actualité.
« Big Brother is watching you », avec Internet et la Webcam, on y est presque, encore un petit effort !

Alors, effectivement, ne disons plus rien, n’écrivons plus rien, puisque cela risque d’offusquer certains qui le rapporteront à « Big Brother », ne prenons pas de risque, cultivons notre jardin.

Je sens que je vais cultiver des piments !

Dr Marc Barthez – Chambéry